La rue de la Verrerie, ses commerces, ses lieux de détente… à première vue, une rue aixoise comme une autre et pourtant !
En la parcourant avec un œil attentif, il se peut que vous puissiez remarquer un curieux détail, souvenir d’un autre temps.
Déjà, avant de commencer, rappelons quelque chose d’important qui est souvent oublié :
Cette rue datant des alentours du XIIIe siècle n’est pas formée d’un seul bloc, elle est composée de deux parties séparées par la rue des Cordeliers :
– Il a bien sûr la partie la plus longue qui comporte des bars, restaurants etc, d’environ 140 m de long (en jaune ci-dessous) partant de la rue Bédarrides jusqu’à celle des Cordeliers,
– Mais il y a aussi, et on l’oublie souvent, la petite partie d’à peine 30 m de long, plus au nord (en vert ci-dessous), reliant la rue des Cordeliers à la place des Cardeurs.
Une bien curieuse numérotation :
Avant d’aller plus loin on va noter que la majorité des rues d’Aix est numérotée d’une façon que l’on nomme « séquentielle » (1). C’est à dire : avec les numéros impairs d’un côté et pairs de l’autre. Ça peut paraître bête de l’indiquer mais ça va être utile pour ce qui suit.
Car si l’on emprunte la rue de la Verrerie à partir de la place des Cardeurs et en y regardant de plus près, quelque chose cloche :
En effet, si l’on suit la logique de la numérotation séquentielle, on devrait alors logiquement avoir des numéros impairs d’un côté et pairs de l’autre. En ce qui concerne les numéros pairs dans cette petite portion de la rue de la Verrerie, pas de soucis, ils sont bien là, du côté droit.
En revanche, il n’en n’est pas du tout de même pour les impairs sur la gauche. En fait, il n’y a tout simplement pas de numéros impairs de ce côté de la rue occupé par la façade ouest de l’hôtel de ville comme on le le voit ci-dessus.
Bref, rien de grave à priori, ces numéros impairs débuteront sans doute plus loin…
La numérotation impaire de la rue de la Verrerie ne débute, en effet, qu’à partir de l’autre portion de la rue, une fois passée celle des Cordeliers :
Dans cette plus longue portion de la rue de la Verrerie, on découvre alors que la numérotation impaire commence effectivement, certes, mais pas au n°1 comme on pourrait s’y attendre, en fait elle ne débute qu’au n°… 11.
Mais alors, si le premier numéro impair de la rue de la Verrerie est le 11, où sont donc passés les numéros 9, 7, 5, 3 et 1 ?
Réfléchissons donc et voyons où ils pourraient se trouver :
Parce que, quand on y pense, au vu de la configuration de la rue et de l’emplacement du n°11, il n’y a qu’un seul endroit qui corresponde en amont de celui-ci et qui serait raccord avec le reste de la numérotation de cette voie. Ce lieu, c’est dans la petite portion de la rue de la Verrerie, juste au nord, du côté où se trouve la façade ouest de l’hôtel de ville et pourtant, point de numéros, rien d’autre que cette façade.
Alors qu’en est-il de ces maisons absentes, pourquoi cette numérotation actuellement incomplète qui ne débute qu’au 11 du côté impair alors que le côté pair est complet ?
En réalité, ça n’est pas une erreur… cette numérotation est tout ce qu’il y a de plus logique si on prend en compte ce qu’a connu le quartier il y a de cela quelques temps.
Retour au XIXe siècle :
Il faut remonter le temps au XIXe siècle car c’est à cette époque que ce sont déroulés des faits qui vont apporter la solution à cette énigme.
A cette période, le quartier entourant l’hôtel de ville n’avait pas tout à fait la même apparence que de nous jours. Il était bien plus bâti.
– Voyez ci-dessous l’état du quartier extrait du cadastre dressé 1828 (2) :
On remarque sur l’illustration ci-dessus que :
– L’hôtel de le ville occupait une plus petite surface ,
– Des constructions entouraient l’édifice au nord et à l’ouest,
– La rue de la Verrerie quant à elle était plus longue,
– La place des cardeurs n’existait pas encore.
– – –
– Pour vous mieux vous repérer, je vous ai réalisé une comparaison en vue aérienne « retouchée » :
On remarque donc que la rue de la Verrerie s’étendait jusqu’à l’actuelle rue Venel et que l’hôtel de ville couvrait un peu moins d’espace qu’aujourd’hui et qu’il était englobé dans un pâté de maison au nord et à l’ouest.
Mais qu’à cela ne tienne, ça n’allait pas durer !
Comme un besoin de place :
Le 27 février 1858, le conseil municipal vota la démolition des maisons portant les numéros 5, 7 et 9 de la rue de la Verrerie, ceci dans le cadre d’un projet visant à agrandir l’aile ouest de l’hôtel de ville (3).
L’opération de démolition semble avoir pris du temps car des documents (4) datant du 16 octobre de la même année (soit près de 8 mois après le vote) évoquent l’adjudication « au rabais » des matériaux provenant de la démolition de ces maisons :
On commence donc à y voir plus clair en ce qui concerne l’absence, de nos jours des n° 5, 7 et 9 de la rue de la Verrerie…
Voici, pour ce faire une rapide idée, où se trouvaient ces maisons 5, 7 et 9 sur notre plan avec un avant/après la démolition dans la seconde moité du XIXe siècle :
Mais démolition ne veut pas dire reconstruction / agrandissement immédiat. L’agrandissement de l’hôtel de ville semble n’avoir eu lieu que plus tard, après une autre phase de destruction … (5)
A ce stade de l’histoire, vers le dernier quart du XIXe siècle, faisons le point :
Les numéros 5, 7 et 9 de la rue de la Verrerie n’étaient plus qu’un souvenir et rien ne nous dit que les travaux d’agrandissement de l’hôtel de ville avaient débuté juste après la démolition de ces maisons… bref, peu importe, elles n’étaient plus là, ça c’est sûr.
Une nouvelle envie de place :
Autre détail très important : deux numéros que nous n’avons pas encore abordés étaient encore en place : les numéros 1 et 3. Épargnés pendant un temps, leurs jours étaient comptés, car la municipalité avait désormais un autre projet de démolition. Celle-ci concernait cette fois-ci tout le pâté de maison adossé au flanc au nord de l’hôtel de ville.
Contrairement aux 5, 7 et 9, les 1 et 3 ne se trouvaient pas sur la zone d’agrandissement de l’hôtel de ville (voir plan ci-dessus) mais étant raccordés au pâté de maison adossé à celui-ci, on imagine qu’il n’y avait aucune raison de les laisser debout.
Le « Mémorial d’Aix » du 25 septembre 1881 (6), évoque l’adjudication des matériaux issus de la démolition de plusieurs maisons, dont deux situées rue de la Verrerie, et devinez lesquelles ? Les numéros 1 et 3 !
La destruction de l’îlot de maison adossé au flanc nord de l’hôtel de ville avait, entre autre, pour but de libérer la façade nord de l’édifice de toute construction.
Certaines de ces expropriations ont été mentionnées dans le journal « Le National » du 2 janvier 1881 (7), notamment celle concernant le n°1 de la rue de la Verrerie (en fin de tableau) :
L’opération de rachat eu lieu en 1882, les travaux de démolition suivirent et c’est vers cette période ou peu d’années après (fin XIXe – début XXe) que les travaux d’agrandissement de l’hôtel de ville eurent lieu (8). Et cette fois-ci, on a vraiment fait place nette, l’hôtel de ville était définitivement libéré de toute construction.
D’ailleurs cette opération de 1882 avait déjà été évoquée sur Aix en découvertes dans l’article dédié à la place des Cardeurs.
– Voyons ci-dessous à quoi ressemblait désormais le quartier à la toute fin du XIXe siècle – début XXe :
Des traces encore visibles :
Les numéros 1 à 9 détruit, autrefois situés dans le nord de la rue de la Verrerie ne nous ont pas laissé, à proprement parler, de traces.
Cependant, lorsque l’on regarde attentivement le mur ouest de l’hôtel de ville, on peut deviner leur emplacement, ou au moins où étaient les n° 5, 7 et 9 car on peut distinguer à partir de quel endroit l’hôtel de ville a été agrandi, ceci en raison de la présence de certains détails visibles. Car si on a agrandi l’édifice, on n’a pas pour autant reproduit fidèlement les décorations qui ornaient les parties du bâtiment déjà présentes.
– Prenons la photo ci-dessous et observons les différences (l’ancienne partie de l’hôtel de ville est à droite, celle à ajoutée à la place des maisons détruites est à gauche) :
1 : La corniche du toit n’est plus décorée (crénelée) dans la nouvelle partie alors que l’ancienne l’est,
2 : Le raccord entre la partie ajoutée et celle déjà présente au XVIIIe siècle est visible sur les pierres du mur,
3 : La frise est presque nue de tout ornement sur la nouvelle partie tandis que sur la partie du XVIIIe elle est décorée,
4 : Les décorations le long des encadrements des fenêtres sont absentes sur la nouvelle partie, ce qui n’est pas le cas sur la partie du XVIIIe.
Rien de bien symétrique en matière de déco donc. Souci de rapidité ? De coût ? Ou juste le désir de faire dans quelque chose de plus modeste ? Aucune idée.
Toujours est-il que c’est grâce à ce « manque de décoration », que l’on peut voir où reprenaient nos numéros manquants.
Au final :
Au final, nous avions vu juste en début d’article. Ces numéros manquants se trouvaient effectivement dans la petite portion de la rue de la Verrerie, en partie à la place d’une zone occupée aujourd’hui par l’hôtel de ville. Et on comprend désormais mieux pourquoi la numérotation ne commence que plus loin, au 11.
Les maisons qui possédaient ces numéros 1, 3, 5, 7 et 9, aujourd’hui « fantômes » ont tout bonnement disparues lors d’opérations de destruction et de remodelage du quartier au XIXe siècle.
La numérotation n’ayant visiblement pas été modifiée entre le XIXe et le XXIe siècle, ces numéros manquant sont alors comme une cicatrice invisible, souvenir de cet épisode qui a vu changer la configuration de cette partie de la ville.
– En ce qui concerne les 5, 7 et 9, l’extension de l’hôtel de ville les a remplacé.
– Quant aux 1 et 3 détruits presque de 30 ans plus tard, leur disparition ainsi que celle de l’îlot adossé à l’hôtel de ville en 1882 a raccourci la rue de la Verrerie de près de 30 mètres, celle-ci allant autrefois jusqu’à la rue Venel.
– Mais la destruction de l’îlot adossé à l’hôtel de ville a aussi donné naissance à une placette qui préfigura la place des Cardeurs, c’est celle, triangulaire, qui est juste derrière l’hôtel de ville. Une sorte de « placette » des Cardeurs (voir ci-dessous).
– Ci-dessous, un récapitulatif des ilots détruits dans ce quartier :
La « placette » des Cardeurs sortie de terre au XIXe siècle évolua complétement au XXe siècle avec la destruction totale de l’îlot des Cardeurs en 1963. C’est à cette époque que le quartier gagna l’apparence que nous connaissons aujourd’hui et que la place des Cardeurs, telle que nous la connaissons (allant de la tour de l’horloge à la place des Fontêtes) fut créée.
– Sources :
(1) Voir numération séquentielle des rues – virages.com
(2) Le cadastre Napoléonien d’Aix dressé à partir de 1828 : aix.arkotheque.fr
(3) Jean Boyer : Le patrimoine architectural d’Aix-en-Provence
XVIe-XVIIe-XVIIIe siècles – chap. 1 l’hôtel de ville -1985 – (page 32)
(4) Adjudication au rabais des matériaux
provenant des maisons sises à Aix rue de la Verrerie,
Nos 5, 7 et 9, et rue des Chapeliers, Nos 2, 4 et 6 / Mairie d’Aix
Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, cote : Aff. 1858.10.16
(5) Jean Boyer : Ibid. (le doute est là car il n’évoque les travaux d’agrandissement qu’après avoir
évoqué l’opération de destruction de 1882)
(6) Le Mémorial d’Aix du 25 septembre 1881 – page 2 – 2nde colonne
Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, cote : JX 0042
(7) Le National du 2 janvier 1881 – page 3 – 3ème colonne
Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, cote : JX 0043
(8) Jean Boyer – Ibid. – page 33
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