Dans ce quartier situé au nord-ouest du centre ancien entre la montée d’Avignon et l’hôpital, on connait le collège du Rocher du Dragon ainsi qu’un abribus qui porte se nom. Nom qui a plus ou moins fini par être donné à cette zone. Mais au fait, connaissez-vous l’origine de cette appellation? Cet article sera l’occasion de découvrir le pourquoi du comment de cette bien étrange dénomination.
Pour mieux saisir cette histoire, il faut remonter très loin dans le temps. Cette légende est pleine de choses qui pourraient passer loufoques de nos jours, raison de plus pour la décortiquer et ainsi démystifier le tout.
Voila pourquoi dans un premier temps, je vous conterai cette histoire et dans un second temps, je tenterai de filtrer le vrai du faux de cette très ancienne légende qui ne nous a laissé que son nom.
Une légende très ancienne :
On raconte qu’il y a fort longtemps, un dragon s’était établi dans cette zone. Le dragon, qui avait pour habitude de s’installer sur un rocher qui semblait être fait d’ossements, dévorait les passants qui avaient le malheur de s’aventurer dans les parages. On dit que c’est Saint-André qui fini par mettre un terme à l’existence de la créature en la terrassant.
La ville ainsi délivrée et pour fêter cette victoire, on érigea alors sur ce fameux « Rocher du Dragon » un oratoire en l’honneur du vaillant Saint-André.
La procession des Rogations :
Au cours de la fête des Rogations (une pratique religieuse se déroulant durant les trois jours précédant l’Ascension), des processions avaient lieu en ville. Les deux premières journées, celles-ci se limitaient à la ville et n’en sortaient pas. En revanche, celle du troisième jour suivait un tracé bien plus long allant au delà des limites de la ville. Au cours de celle-ci, on promenait tout au long du tracé, la figure d’un dragon ailé en planches ou en carton, ayant la gueule ouverte et enflammée dans laquelle les habitants jetaient du pain et autres aliments. Une façon d’essayer de lui donner goût à autre chose qu’à la chair humaine.
A partir des écrits anciens d’Ambroise Roux-Alphéran, j’ai tenté de reconstituer le cheminement qu’empruntait cette procession:
Profitons-en pour refaire le trajet, tel qu’il fut fait à de nombreuses reprises (les numéros après les descriptions indiquent les repères sur le plan de la procession ci-dessous):
– La procession partait de la cathédrale Saint-Sauveur (1).
– En passant, entre autre, par la grande rue Saint-Esprit (l’actuelle rue Espariat), on se rendait ensuite à l’église de la Madeleine (2).
– On repartait ensuite au sud vers l’église Saint-Jean-de-Malte (3).
– Puis vers la rue d’Italie où l’on sortait de la ville par la porte Saint-Jean, on allait en direction du cours Saint-Anne (actuel cours Gambetta), ou existait à l’époque un petit chemin aujourd’hui disparu permettant de rejoindre l’ancienne chapelle de Saint-Jérôme (ou ermitage Saint-Jérosme selon d’anciens plans), que l’on pourrait aujourd’hui situer le long de l’actuelle avenue Saint-Jérôme (4).
– Puis, direction les anciennes boucheries pour se diriger vers l’ancienne maladrerie Saint-Lazare (6).
De là, le tracé est plus difficile à décrire de nos jours étant donné que les chemins et rues ont beaucoup changé. Disons simplement que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et donc avant l’apparition de la route de Marseille (l’actuelle avenue des Belges), un chemin partait de ce qui est aujourd’hui le haut de l’avenue Robert Shuman, et suivait une courbe menant presque directement à l’entrée du cours Sextius.
– La procession suivait ensuite le cours des Minimes pour rejoindre Notre Dame de la Seds (7).
– Puis ressortant par le cloître de l’église, direction le nord pour arriver au « lieu clef » de la procession: le fameux Rocher du Dragon (8). On posait alors sur ce rocher le dragon en carton mentionné plus haut, le tout accompagné de prières, principalement en l’honneur de celui qui l’a vaincu: Saint-André.
– Une fois le « rituel » achevé, la procession continuait vers l’est jusqu’à la chapelle Notre-Dame-de-Consolation bâtie sur l’emplacement d’une ancienne chapelle romane dédiée à Saint-André. La chapelle Notre-Dame-de-Consolation existe toujours, c’est celle qui se trouve le long de l’hôpital (9).
Après avoir quitté cette chapelle, le peuple redescendait vers le sud, franchissait l’ancienne porte Notre-Dame et regagnait la cathédrale avant de se séparer.
Selon Roux-Alphéran, cette procession menant le dragon au rocher aurait été pratiquée jusque peu d’années avant la révolution. La procession menant au rocher n’a visiblement plus été pratiquée après ces événements.
L’analyse :
Il est temps à présent de démêler le vrai de ce qui tient du folklorique dans ces faits qui furent malgré tout pratiqués durant plusieurs siècles.
– Le dragon:
Des dragons, on a à priori jamais vu (hormis dans plusieurs films, livres et séries). En revanche ce qui peut s’en rapprocher, ce pourrait être un paquet d’autres êtres vivants fossilisés depuis des millions d’années qui eux ont bel et bien existé. C’est d’ailleurs ce fameux rocher qui a posé les bases de cette légende. Il était en effet composé d’une agrégation de débris fossilisés. L’imagination populaire a fait le reste et on y a probablement vu les restes d’un dragon et de ses victimes.
– Saint-André qui terrasse le dragon:
Saint-André, en terrassant un dragon fait donc partie des saints sauroctones. Ce terme étrange désigne le plus souvent des saints locaux ayant chassé ou tué des dragons. Des légendes principalement apparues lors des premiers siècles du christianisme. Il est loin d’être le seul, la liste et très longue. Près d’Aix on peut citer Saint-Victor à Marseille, qui lui aussi parvint a venir à bout d’un dragon qui parait-il, hantait les eaux de la cité phocéenne…
– L’oratoire (ou chapelle) dédié à Saint-André:
Deux versions s’opposent :
– Version 1- Il a vraiment existé et selon certain écrits fut détruit vers 1625. Cette même année, une petite partie du Rocher du Dragon aurait aussi été détruite.
– Version 2 – Cependant si l’on s’en tient à l’ouvrage « Recherches sur la première cathédrale d’Aix en Provence » par l’historien Jean Pourrière en 1939, cet oratoire (ou chapelle) serait encore debout. Ce ne serait ni plus ni moins que l’actuelle chapelle Notre-Dame de Consolation. Car n’oublions pas un détail mentionné plus haut : Notre-Dame de Consolation fut effectivement élevée sur un édifice religieux dédié à Saint-André. Par ailleurs, aux XIVe et XVe siècle, plusieurs actes mentionneraient cet édifice sous ses deux appellations. Toujours selon Pourrière, cette confusion arriva lorsque l’édifice changea de nom au début du XIVe siècle.
Dans les deux cas, sur certains plans du XVIIe siècle, on distingue bien la présence d’une croix dans la zone du rocher nommée Croix de Saint-André.
– Le Rocher du Dragon:
Beaucoup de spécialistes d’autrefois s’y sont intéressé afin d’en connaitre sa nature exacte. Parmi ceux-ci:
– Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (ou Peyresc, une rue près du Palais de Justice porte son nom). Il était conseiller au parlement d’Aix mais s’intéressait aussi à la science en général au XVIIe siècle. Dès 1634, soit environ neuf ans après la destruction de l’oratoire et alors que le rocher était encore en place, il fut un des premiers à s’y intéresser autrement que par son côté légendaire. Son analyse fut que le rocher contenait « des os humains et des os de chevaulx qui se trouvent meslez et pétrifiez ». La science commençait à faire son effet…
– Jean-Etienne Guettard au XVIIIe siècle. Il reprit lui aussi les recherches à propos du rocher. A cette époque l’imagination continuait de faire son oeuvre, ainsi selon certains témoignages on pouvait parfaitement distinguer des os et des cranes humains. Entre temps, le rocher fut définitivement détruit vers 1760 à l’aide d’explosifs. Pourquoi? Aucune idée. Malgré sa destruction, Gettard reprit son étude à partir de fragments qu’il avait récupéré. Il fut un des premier à affirmer que ces ossements, certes fossiles, n’avaient rien d’humains.
– Robert de Paul de Lamanon vers 1780. Ce botaniste, physicien et météorologue reprit l’étude du rocher quelques années après Guettard et hormis quelques différences d’appréciations avec son prédécesseur, il confirma lui aussi qu’ils s’agissait bien d’ossement fossiles et non humains. Ce qu’il y a vu serait plutôt des fragments d’animaux terrestres ruminants et des coquillages marins.
Avec le temps, on en apprit d’avantage sur la datation de ces fossiles qui remontent au Miocène (je ne préfère même pas donner de date, ce que je peux vous dire c’est que c’était il y a fort fort longtemps…).
– La procession:
Les processions, tout comme l’oratoire et le rocher à elle aussi existé. En revanche, bien que l’on connaisse à peu près la période où l’on a cessé de la faire, je ne suis pas en mesure de vous dire à partir de quand a commencé toute cette histoire.
– Le Rocher du Dragon aujourd’hui:
Ne cherchez pas, il n’en reste plus rien du tout depuis sa totale destruction vers 1760.
D’après ce que j’ai cru comprendre sur le site du Muséum d’Histoire Naturelle d’Aix, certains fragments du rocher font partie depuis longtemps des collections paléontologiques du Musée. Pour ce qui est de l’ancien emplacement du rocher (tout comme celui de l’ancien oratoire) de nos jours, on pourrait à peu près le situer dans les environs de l’actuelle allée des Musiciens, rue dans laquelle se trouve le collège du Rocher du Dragon qui a ouvert ses portes en 1971.
Voila pour ce qui est de cette légende, qui comme nous venons de le voir a vite perdu son côté étrange grâce aux sciences. La science aide, nous apprend beaucoup; mais la science brise aussi souvent le sacré et le folklore. Une science qui autrefois eu bien du mal à se faire une place face aux croyances des uns et au scepticisme des autres. Et pourtant de nos jours nous ne jurons plus que par elle. L’évolution parait-il…
Avant de finir, petit avertissement: si jamais vous (re)passerez par là, méfiez-vous car sait-on jamais, peut-être y a t-il un autre dragon qui sommeille toujours dans les environs…(humour).
– Sources:
La liste des saints sauroctones
Memorial d’Aix d’Aix du 17 Mai 1874 (Bibliothèque Méjanes)
L’exploration géographie de la Provence – Jean Pilip (page 17)
Peiresc [1604 – 2004] (Doc PDF)
museum-aix-en-provence.org
Roux-Alphéran – Les rues d’Aix Tome 2 (Pour le tracé de la procession et quelques dates)
Jean Pourrière – Recherches sur la première cathédrale d’Aix en Provence (1939) Pages 75-76