J’aime souvent me plonger dans des ouvrages assez farfelus et au hasard de l’un d’eux, je suis tombé nez à nez avec une histoire sortie tout droit de l’imaginaire de je ne sais qui. Une histoire que je croyais inventée de toutes pièces mais qui pourrait avoir réellement eu lieu si l’on prend en compte son contexte historique et les éléments qui la composent.
Remonter à la source avant tout :
Avant de vous conter cette bien sombre mésaventure, je dois d’abord vous expliquer comment je suis remonté à sa source, c’est toujours utile :
Mes recherches pour écrire l’article que vous êtes en train de lire sont donc, par un pur hasard, parties d’un ouvrage qui a pour nom « Le dictionnaire infernal », sa première édition fut publiée en 1818 par un certain Jacques Collin de Plancy (1793/1794-1881). Dans ce pavé de 582 pages, l’auteur aborde diverses curiosités ésotériques plus ou moins avérées présentées à la manière d’un dictionnaire. Et c’est à la lettre « A » que l’auteur nous présente l’anecdote en question. Pour cet article, je me suis en partie basé sur la troisième édition parue en 1844 (dans les sources vous trouverez un lien menant à la sixième édition datant de 1863 disponible sur le site de la Bibliothèque Nationale de France).
Pour avoir parcouru l’ouvrage dans sa totalité, on est droit de douter de la véracité des faits avancés, on trouve de tout dans ce bouquin, des démons, d’anciennes superstitions complètement folles etc… En bref : un auteur très (trop?) ouvert d’esprit . Néanmoins, si vous aimez ce type de lecture, je vous conseille vivement de le feuilleter, il vaut le coup d’œil !
Au vu de ses écrits, je pensais bien que l’auteur aurait pu inventer toute cette histoire (patience, je vais bientôt la raconter) mais à ma grande surprise, Jacques Collin de Plancy cite (pour une fois) la source originale de ses dires, ce qui m’a permis de remonter plus en amont dans le temps, au XVIIIe siècle pour être précis.
On remonte (un peu plus) à la source :
Et c’est ainsi que sur les conseils de Jacques Collin de Plancy nous nous dirigeons vers un autre ouvrage, plus ancien celui-ci, paru en 1715. Il a pour nom : « Histoire de la musique, et de ses effets, depuis son origine jusquä present ». Nous le devons à un certain Jacques Bonnet (1644-1724). N’ayant pu remonter d’avantage en amont dans le temps, c’est à partir de cette source qui est la plus ancienne, et donc la plus proche des faits, que je me suis principalement basé.
Voici cette histoire :
Allix le mathématicien et son squelette musicien :
L’histoire se passe dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en 1664. Le personnage principal des faits se nomme Allix (etait-ce son nom, son prénom ou un surnom? Rien ni personne ne semble en dire d’avantage). Ce cher Allix vivait à Aix (là non plus, pas d’informations plus précises sur une rue ou autre) et semblait être plutôt cultivé. Voyez par vous même : on le présentait comme mathématicien, musicien et mécanicien, rien que ça.
Fort des ses connaissances, il voulu sans doute les mettre en pratique et tant qu’à faire, les trois en même temps. Tant et si bien qu’il en arriva a créer une sorte de marionnette qui semblait à la fois relativement complexe et un brin morbide :
Le système consistait en un squelette humain portant une guitare autour du cou et ayant ses doigts posés sur le manche de l’instrument. Les doigts du squelette étaient reliés à ceux d’Allix par un mécanisme composé de cordes. Grace à cette installation, il suffisait à Allix de bouger ses doigts sur sa guitare pour que le squelette reproduise exactement les mêmes mouvements sur la sienne.
Tout fiers qu’il était de sa curieuse invention, Allix ne se contenta pas de garder sa marionnette musicienne pour lui, au contraire, il voulu en faire profiter le voisinage. C’est ainsi qu’il prit pour habitude d’installer le squelette au bord de la fenêtre ouverte de son domicile et de jouer tout en restant caché, ne laissant que son acolyte osseux à la vue de tous. Les passants, voyant ces restes humains jouer de la sorte et émettre de telles mélodies interprétés avec une si grande justesse devaient logiquement être effrayés. Aux yeux de la foule, Allix possédait donc un pouvoir magique parvenant à faire revivre, mieux même, faire jouer d’un instrument à un squelette.
Il donna plusieurs de ses « représentations nécro-magico-musicales » mais ce petit ballet ne dura qu’un temps…
En effet, à l’époque, il ne faut pas oublier que la magie attirait les foules et la curiosité mais elle pouvait aussi et surtout attirer des soupçons de sorcellerie, un culte qui pouvait mener à de bien graves conséquences pour qui s’y adonnait pour le plaisir ou sans même s’en rendre compte.
Les problèmes ne tardèrent pas à pointer le bout de leur nez lorsque des officiers du Parlement d’Aix furent surpris de voir un tel spectacle. Suite à cela, ils firent un rapport qui donna lieu à un procès.
Durant son jugement, Allix n’eut de cesse de clamer son innocence, tentant de persuader les juges que tout cela n’avait rien de magique et que ce squelette animé ne résultait que d’un simple mécanisme répondant aux seules lois des mathématiques.
Malgré ses explications, le pauvre Allix et son squelette (oui, lui aussi car considéré comme complice de ses sortilèges…) furent condamnés à être pendus et brûlés la même année en place publique (c’est sur l’actuelle place des Prêcheurs que se déroulaient les exécutions à l’époque).
– La version originale du texte de 1715 (en ancien français – cliquez sur l’image pour mieux la voir) :
Vrai ou pas ?
Dans les faits, après réflexion et au vu du contexte historique, rien ne peut nous faire dire qu’une telle histoire soit impossible.
Attention, je ne dis pas que cette histoire c’est déroulée telle qu’elle a été rapportée mot pour mot, mais chaque élément mis bout à bout est tout à fait crédible :
1 – Le mécanisme : bien que complexe à mettre en œuvre, il ne doit pas être impossible à créer, même pour l’époque. De plus Allix avait, semble t-il, des connaissances poussées en la matière.
2 – Les accusations de magie / sorcellerie : on sait trop bien qu’autrefois, il en fallait parfois bien peu pour finir sur le bûcher ou au bout d’une corde. Tous ce qui s’écartait un peu trop des codes de l’Eglise était mal vu et l’on on avait vite fait de passer pour un hérétique.
3 – Une période avancée mais troublée : Si je souhaite insister sur la période où se sont déroulés ces faits (XVIIe siècle, 1664) c’est qu’à ce moment de l’histoire, il est peut-être difficile de l’imaginer, mais nous n’étions qu’à moins d’un siècle de la période dite « des Lumières ». Une ère qui a vu apparaître ce que l’on appela la Philosophie Moderne, une pensée qui amenait à voir plus loin que les religions avec une vision plus terre à terre où la raison l’emporte sur la foi et l’obscurantisme religieux. Certes les accusations de sorcellerie commençaient à ce faire de plus en plus rare à ce moment mais se pratiquaient toujours. Le moyen-âge avait beau être loin, ses pratiques et ses croyances étaient encore bien implantées dans certains esprits un peu trop étroits.
Le XVIIe siècle était une période que l’on peut penser avancée, certes, mais elle était toujours bercée par les superstitions de l’Eglise. Ainsi, on peut citer d’autres cas similaires de condamnation pour magie ou sorcellerie où les accusation se faisaient pour un oui ou pour un non et sur bien peu de témoignages réellement crédibles.
Ces affaires n’ont pas vraiment de rapport avec l’histoire énoncée précédemment mais on y retrouve toujours les même éléments : l’éternelle méfiance face à l’inexplicable et d’hypothétiques causes démoniaques qui mènent le protagoniste de l’histoire à connaître une fin tragique :
En voici deux particulièrement célèbres à l’époque :
– Louis Gaufridy (1581-1611), curé de la paroisse des Accoules à Marseille fut accusé par une jeune fille, Madeleine Demandolx, dont il était le confesseur. Celle-ci prétendait là aussi avoir été ensorcelé. Gaufridy fut alors accusé de rapt, séduction, impiété, magie, sorcellerie et autres abominations, ce qui le mena droit au bûcher en 1611 qui était situé, là aussi, sur l’actuelle place des Prêcheurs. La petite histoire raconte qu’une faveur lui avait été accordée, on s’était engagé à l’étrangler avec une corde lorsqu’il était sur le bûcher afin de lui éviter les abominables souffrances d’une mise à mort par les flammes. Malheureusement, on dit que sous la chaleur, la corde aurait cassé avant même d’avoir pu tuer le prêtre. Gaufridy est donc, comme prévu, mort par les flammes… avec les souffrances qui vont avec !
– le prêtre Urbain Grandier (1590-1634) qui en 1634, dans l’affaire des possédées de Loudun dans la Vienne, fut condamné à être brûlé vif pour sorcellerie. Des religieuses du couvent l’avaient alors accusé de les avoir ensorcelées…
Il en eu sûrement bien d’autres, je ne me suis attardé que sur les plus « connues ».
Au final ?
Au final, la plupart des sources mentionnant l’histoire d’Allix ne se basent que sur l’unique texte issu des écrits de Jacques Bonnet paru en 1715. Une seule source, c’est peu pour prouver la véracité d’un fait. Cependant, une source, c’est toujours mieux que rien. Donc malgré le fait que rien ne puisse réellement prouver ces faits, il faut garder en tête que rien ne les contredit pour autant. En bref : le doute subsiste, comme dans bien des cas.
Pour en revenir aux accusations de sorcellerie, elle finirent par se faire de plus en plus rare le temps passant. En revanche, pour ce qui est des exécutions brutales faisant suite à des procès sans réels fondements (voir même sans procès), elles n’allaient que continuer avec la révolution à la fin du siècle suivant, le XVIIIe. Mais ceci est une autre histoire…
Quelques doutes de plus :
On m’a indiqué dans les commentaires deux curiosités dans le texte de Jacques Bonnet de 1715 qui pourrait se présenter comme étant des anachronismes (et merci à vous, il vaut mieux être trop précis que pas assez, je serai plus attentif à l’avenir ! ) :
– 1 : L’appellation d’Aix en Provence :
Jacques Bonnet, en 1715, mentionne « Aix en Provence » or cette appellation « d’en Provence » ne fut réellement officialisée que depuis 1932. Autrefois, on ne parlait que « d’Aix ». Cependant, l’auteur aurait pu préciser « en Provence » afin de ne pas créer de confusion avec une autre Aix (car il en existe bien d’autre en France). Mais en cherchant bien, on découvre que cette dénomination d’Aix en Provence fut utilisée bien avant.
Pour appuyer cette affirmation, il faut se tourner vers Pierre Roux, imprimeur en ville, qui publia le premier livre imprimé à Aix au XVIe siècle nommé « Traité de l’Eglise de Dieu contre les Calvinistes » par Jean Péllicot. Dans ce premier ouvrage imprimé en ville, on peut lire « Imprimé à Aix-en-Provence par Pierre Roux 1575 au devant la grand eglise S. Saulveur ». On y lit bien « Aix en Provence », preuve que cette appellation était utilisée bien avant les écrits de Bonnet (et même bien avant l’affaire d’Allix). Il n’est donc pas si curieux que ça de trouver la mention d’Aix en Provence en 1715 puisqu’on pouvait déjà la trouver dans des ouvrages 140 ans auparavant. A noter que ce terme était aussi utilisé sur la plan d’Aix de 1575 ou figure la mention « la ville d’Aix en Provence » (visible ici).
– 2 : La guitare :
La guitare telle qu’on la connait est, en effet, un instrument assez récent (XIXe). Il est donc curieux, là aussi d’entendre parler de guitare dans un texte du début du XVIIIe siècle à propose d’une affaire s’étant déroulée au XVIIe. J’ai suggéré que cela aurait pu être un instrument s’en rapprochant mais il reste tout de même le terme employé par Bonnet de « guitarre » et qui ressemble beaucoup au nom actuel de cet instrument.
En fouillant un peu sur le site de la Bibliothèque nationale de France, il semble que l’on trouve un bout de réponse. Dans un ouvrage daté de 1675/1676 (donc avant les écrits de Bonnet et très proche de l’affaire d’Allix) nommé « Observations sur la langue française » de Gilles Ménage (1613-1692) on lit aux pages 99 et 100 l’étymologie du mot qui donnera notre « guitare ». On n’y présente pas l’instrument tel qu’on le connait aujourd’hui mais on y retrouve un instrument à cordes (voir ici pour la page 99 et ici pour la page 100).
On y voit des origines très anciennes et variées ce qui pourrait laisser penser que même si la guitare n’était pas encore l’instrument qu’il est aujourd’hui, le terme déformé et ses dérivés pour indiquer un instrument à cordes étaient déjà la depuis longtemps.
J’émets donc l’hypothèse que le terme « guitarre » (avec deux « r ») employé par Bonnet (et utilisée par Allix et son squelette) désignait bien un instrument à corde mais qui n’avait pas l’apparence de celui que nous connaissons aujourd’hui.
Si vous avez des avis, n’hésitez pas à m’en faire part dans les commentaires.
– Sources :
Jacques Collin de Plancy – Le dictionnaire infernal – ed. 1863 BNF
Jacques Bonnet – Histoire de la musique, et de ses effets, depuis son origine jusquä present – 1715 (Page 82) BNF
A propos du siècle des lumières : Larousse.fr – Siècle des Lumières
A propos de l’affaire Gaufridy
A propos de la faveur accordée à Gaufridy :
Jean Lorédan – Un grand procès de sorcellerie au XVIIe siècle – 1912 (pages 330-331)
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L’image du squelette en haut d’article est un montage que j’ai réalisé à partir de 2 images réutilisables et modifiables selon leurs licences:
Illustration du squelette :Wellcome Library – (sous licence Creative Commons CC BY 4.0)
Illustration de la guitare : pixabay.com – (sous licence Creative Commons CC0 Public Domain)
Et la guitare est un instrument moderne (XIX° Siècle). Avant il y vait des vihuelas, des Luths, ou guiternes…
J’ai fait quelques recherches et j’ai mis l’article à jour.
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En effet, je n’avais pas fait attention mais vous relevez là quelque chose de bien curieux. De plus Aix ne porte ce nom complet « d’en Provence » officiellement que depuis 1932… L’édition de l’extrait de l’ouvrage (dans les sources) date pourtant bien de 1715.
On peut supposer qu’il ait précisé « en Provence » pour ne pas créer de confusion avec une autre Aix mais c’est quand même très bizarre.
Un autre auteur, François-Joseph Fétis, dans sa « Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique » publiée dans la seconde moitié du XIXe siècle évoque aussi cette histoire [vol. 1] p 75 ( http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k697171/f119.image ) où il appelle aussi la ville comme ça mais il a sûrement reprit les mots de Bonnet.
Pour ce qui est de la guitare, c’est tout aussi curieux, peut-être un instrument à cordes qui y ressemblait sans pour autant en être vraiment une? Je dis ça mais je ne suis pas un spécialiste du sujet.
Ou alors, autre solution (radicale celle-là) : les écrits de Bonnet seraient antidatés et toute cette histoire ne serait que fable.
Qu’en pensez-vous?
Merci de me l’avoir indiqué, j’ajouterai prochainement une petite précision à l’article